Jean-Gabriel Eynard et Jean Gaspard Hess jouant aux échecs à Beaulieu

Ce daguerréotype, de petit format correspondant à un neuvième de plaque, montre deux hommes s’affrontant aux échecs. La pièce est apparemment clairement identifiée et datée par les inscriptions qu’elle porte. En effet, une restauration mandatée par la Stadtbibliothek de Winterthur a mis au jour, sous le conditionnement du revers, un carton plus ancien sur lequel était apposée une étiquette de l’atelier de Franz Böhme, un daguerréotypiste, actif à Winterthur avant 1867. Par ailleurs, une inscription faite sur le carton plus récent, enlevé lors de cette restauration, identifie les deux joueurs comme étant Jean-Gabriel Eynard et le professeur Hess, grand oncle de Théodore Reinhart, à savoir le professeur Walter Hess (« (links) Professor Hess, Grossonkel meines Vaters Dr Theodor Reinhart und (rechts) Banquier Aynard Begründer des Hauses Aynard (…) »). Avant d’examiner à nouveau frais l’attribution de la pièce, il faut revenir un instant sur l’identification de la personne représentée face à Jean-Gabriel Eynard, la présence de ce dernier sur l’image ne faisant l’objet d’aucun doute. On dispose d’une autre plaque attribuée de manière certaine au photographe genevois et datée avec précision d’octobre 1844 (2013 001 dag 049) qui figure le même joueur d’échec, debout, à l’arrière d’un portrait de groupe. Cette image montre plusieurs personnalités françaises et suisses à Beaulieu, dont le duc Victor de Broglie. Il est très probable que les deux pièces ont été réalisées au même moment ou dans un temps court si l’on en croit l’âge très similaire de notre joueur d’échec sur l’une et l’autre plaque. Cette datation rend impossible l’identification de ce personnage aux cheveux blanc avec le professeur Walter Hess, comme cela a été proposé. Né en 1812 et mort en 1853, celui aurait donc eu à peine plus d’une trentaine d’année au moment de la prise de vue alors que la personne représentée sur ces deux daguerréotypes a un âge proche de celui de Jean-Gabriel Eynard. De qui s’agit-il alors ? On peut l’identifier avec une quasi-certitude avec un autre membre de la famille Hess de Winterthour, Jean Gaspard, un écrivain et historien établi de nombreuses années à Genève vers 1830-1840, avant qu’il ne retourne vivre dans la région zurichoise où il meurt en 1847. Né en 1772, il avait donc soixante-douze ans à l’époque supposée des deux prises de vue. Sa relation avec la famille Eynard est bien attestée par son implication précoce dans la cause grecque et par les lettres qu’il a échangées avec Jean-Gabriel et Jacques ainsi qu'avec les deux épouses des deux frères. Par son oncle, Henri Meister, il est introduit dans le cercle de famille de Germaine de Staël dont il sait a conservé une partie de la correspondance (aujourd'hui conservée à Winterthour). On comprend ainsi aisément sa présence aux côté du duc de Broglie, autre fervent soutien de la Grèce et gendre de Mme de Staël ; celui-ci se dit être l’un de ses « bons amis » (Souvenirs du feu Duc de Broglie 1785-1870, volume 2, Paris, 1886, p. 22-23). La double représentation de Jean Gaspard Hess et de Jean-Gabriel Eynard sur ces images et le fait que les vues ont été prises à coup sûr à Beaulieu - la nappe à motif tacheté supportant l’échiquier et le tapis sont des accessoires propres aux images vaudoises d’Eynard (84.XT.255.16, lf 03, koll lot 1602 a187) - rend très peu vraisemblable l’attribution proposée à Böhme. La composition est identique à celles de nombreux autres daguerréotypes d’Eynard. Les deux joueurs, assis face à face, de profil, de part et d’autre d’un guéridon, sont montrés en pleine activité. Hess est plongé dans une réflexion intense, le front appuyé sur son bras accoudé à la table, alors qu’Eynard tient une pièce d'échec entre les doigts. Le style de Franz Böhme, un photographe dont il n’est pas même sûr qu’il travaillât déjà comme photographe en 1844, est beaucoup plus traditionnel (voir ses photographies publiées dans « Nach der Natur, Schweizer Photografie im 19. Jahrhundert », p. 85, ill. 3.11, p. 99, ill. 3.29, p.106, ill. 3.44). On imagine mal qu’il ait choisi de disposer les figures de profil, une composition inventive qui se retrouve régulièrement chez Eynard (voir lf 03, 84.XT.255.44, DE 029). Les petits formats sont de plus caractéristiques de l’œuvre précoce du photographe genevois. Comment expliquer la présence d’une étiquette de Böhme collée au revers du daguerréotype zurichois ? Deux hypothèses peuvent être avancées. La première, la plus probable malgré l'indication tardive qu'il s'agit d'un "Original", est que l’on ait affaire à une reproduction que Böhme aurait faite à partir de la plaque prise par Eynard à la demande de la famille Hess ou Reinhart. La seconde est qu’il s’agit bien d’une plaque réalisée par Eynard et offerte par celui-ci à Jean Gaspard Hess, ce qui expliquerait sa provenance, mais que lui-même ou sa famille ait fait reconditionner et réencadrer chez le photographe de Winterthour. (Ursula Baume et Nicolas Schaetti)